L’INTREPIDE
De la vie des anciens Komis
Le passé, voilà mon sujet :
Je pense qu’il n’est pas mauvais
Que je présente ici aux gens
À quoi ressemblait l’ancien temps.
Ce temps est tombé en poussière,
Oublié de nos vieux grands-pères.
Je ne dis pas là de mensonge :
Six cents ans ont passé depuis.
* * *
Il y avait dans la taïga,
Sur l’Ejva dans la forêt noire,
Robuste et le cœur intrépide,
Un gars komi nommé Iokych.
Vivant avec les villageois
Dans le calme et la bonne entente,
Il sévissait dans la forêt,
N’étant pas tendre avec les bêtes.
Il capturait de nombreux ours,
Abattait moult renards et martres ;
Trouvait de rares zibelines,
Pas moins de vingt en une année.
Iokych avait la tête claire,
En tout il raisonnait très bien,
Il savait où et quand aller
Dans la forêt chercher les pièges.
Rien ne lui avait résisté.
Même le renard ne pouvait
User de ruse avec Iokych :
Pas moyen de lui échapper.
Ayant accumulé l’hiver
Tant de fourrures de valeur,
Iokych ne les gardait pour lui,
Ni ne les brûlait dans le poêle.
Telles étaient ses habitudes :
Le printemps à peine arrivé,
Il va mettre une barque à l’eau,
En ployant le dos sous le poids.
Mais quand il prépare la barque,
Il met les meilleures fourrures,
Non les mauvaises, évidemment,
Sous de l’écorce de bouleau.
Il charge encor des provisions,
Puis il s’élance sur l’Ejva.
Le but du voyage est ici
Où un marchand est établi.
Il était rusé, le marchand :
Qu’on mène à lui la barque pleine,
Il vous en donne quatre haches :
« Tu peux t’en retourner, mon gars. »
Qui vit au cœur de la taïga,
Il a grand besoin d’une hache.
Les Komis n’avaient pas de fer,
Ce qui causait bien des sanglots.
À moins d’un marchand pour le troc,
On ne peut obtenir de fer ;
L’ours ne se tue avec un pieu,
Dans la taïga on sait cela.
Chaque hiver Iokych descendait
Ainsi les précieuses fourrures,
Et ramenait haches et lances,
Comme on apporte un os au chien.
Le marchand, il s’en rendait compte,
Chasse les gens comme un renard,
Avec lui, il est impossible
De discuter, de résister.
Une année, l’hiver finissant,
Iokych, aux bouches du Syktyv,
Vit, flambant de rouge et de jaune,
Sept barques remontant le fleuve.
Toutes sont de même grandeur,
Et toutes de même facture :
Longues et fines, proue pointue,
On ne peut qu’en faire l’éloge.
Les gens s’affairent dans les barques,
Faisant leur travail avec zèle :
Ramant, souquant. Chacun est jeune,
La bouche ouverte pour chanter.
Le chant des rameurs est puissant,
Il est sagace, et non plaintif.
Jamais un Komi n’a chanté
Une chanson aussi joyeuse.
« Ô merveille ! Qui sont-ils donc ?
Et vers où s’acheminent-ils ?
Quelle grande célérité !
Et ils ne sont pas silencieux !
Mais ils ne réfléchissent point.
Et je vois d’ici leurs gros ventres.
Ces gens-là sont tous des marchands »,
Voilà ce que pensa Iokych.
Et comme il avait besoin d’armes,
Son cœur vaillant se ranima :
Il va pouvoir ravoir du fer,
Fût-ce en petite quantité.
Nul marchand encor cette année
N’est venu vendre ou échanger.
Iokych n’a pas encor livré
Les peaux de valeur de l’hiver.
Le jour déjà se terminait.
Le soleil plongeait dans les bois.
Vint la sœur du doux vent du sud :
La chaude nuit au clair visage.
Les marchands sortirent dormir,
Voici qu’ils arpentent la rive,
Y dressent une tente blanche,
Pour s’y abriter des moustiques.
À côté, un bûcher s’allume.
Ils veulent cuire en grand chaudron,
Les inconnus, viande et poisson.
Fument les bûches résineuses.
Sur le sable, tels des brochets,
Les sept barques pointent leur nez.
Voici que les prend la paresse.
Comme l’homme elles se reposent.
Iokych ne resta pas longtemps
À guetter leur tempérament.
Vers son village sans tarder
Il se rendit tout guilleret.
Son village n’était pas loin,
Sur une butte entre deux fleuves.
Il abritait trente habitants.
L’ami Iokych y arriva.
Puis il accourt de tente en tente,
Avec un bâton de bouleau
Il tape à la paroi – toc-toc :
« Écoute, écoute-moi, cher frère !
Des marchands sont venus en groupe,
Remontant le cours de l’Ejva.
Dans leurs sept barques, il me semble,
Ils transportent beaucoup de fer. »
Tel l’Ejva le camp bouillonna.
Dehors tous les gens s’agitèrent.
Court le vieillard, court le jeune homme,
Comme dans l’eau l’omble rapide.
Leur chagrin reste derrière eux.
Iokych rappelle ce qu’on sait :
« Si les marchands ne montaient pas,
Les chasseurs seraient bien en peine.
Tant de nos lances sont brisées,
Tant de fils komis n’ont pas même
Une hache en leur possession :
Sans le couper, l’arbre ne tombe.
Les marchands montent dans sept barques.
C’est sûr, ils transportent du fer.
S’il faut du fer, que chacun porte
Les précieuses peaux pour l’échange ! »
Les gens bouillonnent : « Portons donc,
Si nous les trouvons sur leur rive,
Pourvu qu’ils ne soient repartis.
Nous voici prêts à échanger ! »
Sous la tente on se mit à l’œuvre :
Chacun choisit dans ses fourrures
Martre, renard et zibeline,
Richesses du pays komi.
Ce travail n’était pas ardu :
Ils eurent vite tout fini.
Bien des fardeaux, depuis la rive,
Ils lancent dans leurs barques : boum !
Leurs barques de tremble sont bonnes :
D’une barque, on peut faire un toit.
Mais par forte houle, à la rame,
On n’y peut pas voguer nombreux.
Comme des brebis apeurées,
Les barques filent en aval.
Voici ce que leur crie Iokych :
« Tournez, mes frères, vers la gauche ! »
L’eau s’élargit, fait des remous :
Dans l’Ejva coule un affluent,
Du Syktyv on voit l’embouchure.
Sur la rive, une tente blanche.
Les barques des marchands sont là.
Quant aux marchands, où sont-ils donc ?
Ils ne font pas beaucoup de bruit :
Il n’y a là que deux personnes.
Ces deux-là ont de grosses haches,
Des chapkas rouges sur la tête,
De jolies chemises brodées,
De drap précieux, probablement.
« Ce soir les moustiques font rage :
Les gens se sont mis sous la tente,
Sauf deux qui surveillent les barques »,
Explicita l’ami Iokych.
Les Komis rament vivement,
Arrivent au camp des marchands.
L’un des veilleurs, comme un mulot,
Se glissa soudain sous la tente.
La tente s’ouvrit : en sortirent
Les propriétaires des barques,
Robustes et larges d’épaules,
Et de visages rubiconds.
Puis ils posèrent des questions :
« Qui Dieu amène-t-il ici ?
Écoutez, quel est votre but ?
Venez-vous en bien ou en mal ? »
Iokych se leva sur le sable,
Les invita à s’approcher :
« Venez par là, venez, vous tous !
Nous apportons des peaux précieuses.
Ce que nous prîmes en un an,
Avec vous nous souhaitons troquer
Contre votre fer que voici.
Vous voyez quel est leur visage !
Venez, marchands, n’ayez pas peur,
Les Komis sont des gens de paix,
Qui ne font de mal à personne,
Ne demandant que lance et hache. »
Le groupe de marchands répond :
« Nous n’avons peur que rarement.
À qui vient à notre rencontre
Nous pouvons briser bras et jambes.
Si nous prenons les peaux précieuses,
De fer votre pays s’emplit.
Notre fer est par trop fameux :
Il a tranché beaucoup de têtes ! »
Iokych médita ces paroles
Et repartit en plaisantant :
« Pour sûr que ce n’est pas un mal,
Quand la bête a le chef tranché.
Si vous nous donnez un tel fer,
Vous aurez assez de fourrures :
En un village et en un an,
Ce fut cent vingt renards et martres ! »
Les marchands ont les yeux qui brillent,
Et ils trépignent sur le sable,
Nul ne retourne vers la tente,
Leur doux sommeil est oublié.
Les Komis sortirent des barques,
Ouvrant leurs sacs et déversant
Leur marchandise sur le bord.
La rive s’emplit de fourrures.
« Regardez là, Iokych déclare,
Ceci n’est pas de peu de prix.
Quel poil si dense et si joli !
Où en verrait-on de meilleur ?
Allons, procédons à l’échange,
Comptons la valeur des fourrures,
Et vous calculerez vous-mêmes
Ce qu’on peut en donner de fer. »
Lors quelqu’un d’entre les marchands
Vociféra, très courroucé :
« Nous n’avons rien à calculer :
Le fer vous fera rendre l’âme ! »
Les Komis sont tout étonnés.
Qu’est-ce : rêve ou réalité ?
Le ton des marchands a changé,
Leur discours n’est plus pacifique.
Chacun s’exclame méchamment,
Chacun prend une arme tranchante :
Qui une épée, qui une hache,
Tout stupéfaits qu’ils peuvent être.
Les bras brandissent des couteaux,
Les javelots sont avancés,
Les flèches prêtes à voler.
Personne n’avait les mains vides.
Iokych s’écria : « Braves frères,
Décampez bien vite d’ici !
Vous voyez à quoi ils ressemblent :
Ces bateliers sont des brigands ! »
Il n’avait pas fini de dire
Comment il fallait décamper,
Qu’en avant les brigands bondirent :
« Écrasons ces hommes des bois ! »
Les fils de la taïga restèrent.
Aucun ne put prendre la fuite.
Pif ! paf ! – la bande de brigands
Rossa les chasseurs vertement.
Il plut sur le dos des Komis,
De manche et de contre-tranchant
Des coups en veux-tu en voilà.
Les brigands étaient malveillants.
Ils n’en tuèrent pas un seul,
Mais affaiblis les autres furent
Par de si fortes meurtrissures,
Et leur cerveau fut embrouillé.
« Puis voici ce qu’on va leur faire :
Jetons-les tête en bas au fleuve »,
Dit un brigand encor tout jeune.
C’est alors que la nuit prit fin.
L’aube jolie finit de poindre,
Le soleil saillit des forêts,
Le bois noir s’éveille et s’anime.
La terre et l’eau changent d’aspect.
Le mal va-t-il durer longtemps ?
Les gens sont dévorés de coups,
Et les méchants y vont toujours
De leurs cris et leurs coups de pieds.
Iokych se retrouva derrière,
Parmi les brigands, sur la rive :
Sans couteau ni hache à la main,
Mais il était très courroucé.
À part soi il s’encouragea :
« Si je ne me bats avec eux,
Mon honneur sera bien petit,
Je ne serai un vaillant gars ! »
Les brigands, en effervescence,
Le traînent sur l’escarpement,
Et pan ! et pan ! contre sa nuque,
Il a la tête qui résonne.
Le cœur de Iokych s’enflamma.
Quelqu’un des brigands voulut le
Pousser dans l’eau, mais c’est alors
Que commença leur dur combat.
Iokych casse au brigand le bras,
Et il lui arracha sa lance,
Puis avec sa lance il le – vlan !
Aussi rapide qu’une puce.
Le brigand estropié tomba,
Pour ne plus se lever de terre,
Son visage vira au bleu.
Tel l’ours crièrent les méchants :
« Tuez, tuez-moi ce garçon,
Ce chien issu des bois obscurs !
Il a quelque chose d’habile,
Seul il nous a fait front ici ! »
Un grand tumulte emplit la rive.
Les trente jambes des brigands
Firent un cercle autour du gars
Là où gisait l’homme tombé.
De sa lance aiguë, l’intrépide
Ne les laisse pas s’approcher :
À un autre homme à nouveau – hop !
Tel l’aigle déchirant du bec.
Il frappe un autre à la poitrine,
Avec adresse il se retourne,
À un tiers il ôte la vie,
Guerroyer seul ne l’effraie pas.
Les fils brigands s’exaspérèrent :
« Un quatrième homme est tombé !
Eh bien, allons, mettons-nous donc
À trancher la chair du garçon ! »
De feu les yeux étincelèrent,
Les dents grincèrent vivement,
Beaucoup de bras tendent l’épée,
Cernant le fils de la taïga.
De la rive et de la forêt,
Qui de devant, qui de derrière,
Comme souffle le vent du sud,
De même ils se précipitèrent.
Le cœur de Iokych n’eut pas peur :
« Ma vie touchât-elle à son terme,
Commencez-vous donc à comprendre
À quel peuple vous vous frottez ? »
Hurle et rugit toute la bande,
Lutte et cogne avec lance et hache.
Par une grande épée – tchac ! tchac ! –
Voilà la chair vive entaillée.
Ils n’hésitèrent pas longtemps,
Laissant le lutteur dans ses affres.
Là-bas mourut l’ami Iokych,
Et ne revit plus sa maison.
Puis les brigands se tracassèrent :
« Cet individu acharné
A fait déborder notre coupe,
Et fait couler assez de sang.
Si nous avançons sur le fleuve,
De tels garçons viendront à nous,
Cernés de tristes forêts noires.
Allons, mes amis, repartons. »
Chacun reprend : « Partons, partons,
D’ici pour un pays meilleur,
Où les habitants sont gentils,
Où pousse du pain de froment ! »
À nouveau s’éleva leur chant :
« Notre vie est bien agréable,
Ici aujourd’hui, là demain,
Point ne nous vaincra le chagrin ! »
Et les brigands de pagayer,
Les avirons de travailler.
En aval voguent les sept barques,
Suivant le courant par paresse.
Telle était alors l’existence,
Les brigands venant en Komi.
Tel était-il, sagace et fort,
Le gars komi nommé Iokych.
kpv гижис
Sébastien Cagnoli