IAG MORT | |
Les Komis ont connu beaucoup | |
De jours sans joie, d’âges funestes. | |
En un temps lointain, il leur vint | |
Dans la taïga un grand malheur. | |
Il y marchait, tel l’ours velu, | |
Un dragon d’homme au cuir laineux, | |
Venu, sans doute, des ondins, | |
Ami, sans doute, des sylvains. | |
Il avait un buste fort long, | |
Comme un pin dépourvu de branches. | |
En guise d’habits, il portait | |
Trois peaux d’élans cousues ensemble. | |
En pleine nuit, il voyait tout, | |
De ses horribles yeux rougeâtres. | |
Dans un coin du bois triste et sombre | |
Il avait son habitation. | |
De temps à autre, d’une main | |
Il élançait un tronc massif. | |
Tel était le nommé Iag Mort, | |
Dragon des bois ou bête fauve. | |
Les gens le craignaient follement, | |
Nuit et jour ils faisaient le guet : | |
Et si par là, d’entre les arbres, | |
Son bras hirsute apparaissait ? | |
À un grand nombre de chasseurs | |
Il prit la vie en plein travail. | |
Telle infortune attendait donc | |
Ceux qui ne craignaient ce dragon. | |
Sur l’Izva , au hameau Joyeux, | |
Là habitait un vieux grand-père, | |
Qui mangeait bien, qui buvait bien, | |
Qui n’était ni riche ni pauvre. | |
Il avait une fille unique, | |
Sage et jolie, nommée Raïda. | |
Le chagrin ne l’accablait pas : | |
Tous les jours elle chantonnait. | |
De l’aube jusqu’au crépuscule, | |
Elle n’était jamais assise, | |
Mais sautillait comme un oiseau | |
Et ne sortait point sans chanter. | |
« Pourquoi s’affliger ? disait-elle. | |
Iag Mort n’est pas encor venu ! | |
Un jour je vieillirai, c’est sûr, | |
Et mon pied sera moins agile. » | |
La fille égayait sa maman, | |
Son vieux père en faisait l’éloge : | |
« Voici, disait-il, ma chérie | |
Qui chante comme un rossignol ! » | |
Les jeunes gens avaient le cœur | |
Toujours malade pour Raïda : | |
« Combien de temps attendra-t-elle | |
Pour choisir en moi son mari ? » | |
Raïda répondait en riant : | |
« Je n’ai nul besoin d’un mari. | |
Je puis encor, sans en avoir, | |
Mener une agréable vie ! » | |
Ce propos de la fille unique, | |
En vérité, ne dura guère. | |
Bientôt avec un grand gaillard | |
Vint le moment de ses fiançailles. | |
Le garçon s’appelait Tougan. | |
Il capturait de nombreux ours. | |
Lorsqu’il chassait, il se montrait | |
Le plus hardi, le plus rapide. | |
Raïda, quand vint le jour des noces, | |
Partit cueillir de douces fraises. | |
Elle emporta un récipient, | |
Un petit seau pour la cueillette. | |
Le soleil brille dans le ciel, | |
Et du midi souffle un vent chaud. | |
Dans l’herbe moelleuse, les fleurs | |
Poussent irrésistiblement. | |
Raïda marche, amasse des fraises, | |
Remue le bras avec vigueur. | |
Et de chanter : « J’aime un garçon | |
Que demain je vais épouser ! » | |
Quel est, dans les pins de la rive, | |
Ce bruit d’oiseaux qui retentit ? | |
Pourquoi le renne s’enfuit-il, | |
Le museau dégouttant d’écume ? | |
La fille eut peur de tout son cœur : | |
« N’est-ce pas Iag Mort qui vient là ? » | |
Elle entend le fracas tout proche | |
D’un pied pesant sur le sol ferme. | |
Un pin fit du tohu-bohu, | |
Sa cime cassa et tomba, | |
Dans les airs s’éleva un cèdre… | |
La pauvre fille était pantoise. | |
De la forêt fit irruption, | |
En rafale, un homme velu, | |
Laid comme un ours : sans aucun doute, | |
Un ami des démons des bois. | |
Avec deux sagènes de lame , | |
Sa hache était loin d’être courte. | |
Cheveux et barbe étaient battus, | |
Fagot de paille, par le vent. | |
Un habit couvrait ses épaules : | |
Trois peaux d’élans cousues ensemble. | |
Et il tenait dans sa main droite | |
Un large pin cassé en deux. | |
Là où Raïda cueillait les fraises | |
Était une vaste clairière. | |
La cueilleuse y fut aperçue | |
Par l’œil clair du velu bonhomme. | |
Ce dragon rugit comme un ours. | |
Raïda tomba inanimée, | |
Ainsi que tombe sous la hache | |
Le saule grêle aux tendres feuilles. | |
Iag Mort trancha un arbre à terre, | |
Mais ne tua pas la pauvrette. | |
Puis il prit la fille inconsciente | |
Dans sa main dure comme fer. | |
Emportant sa jolie trouvaille, | |
Il partit avant son réveil. | |
Sa trace fut cachée, fermée | |
Par le bois sombre aux feuilles denses… | |
Raïda disparut du village. | |
Le chagrin accabla son père. | |
La mère verse un flot de larmes. | |
Où est passé leur rossignol ? | |
Triste comme le ciel d’automne | |
Était Tougan, le grand gaillard, | |
Qui ne se plaignait à personne, | |
Tant vif et fort que d’ordinaire. | |
« Je sais, je sais, affirma-il, | |
Qui a causé pareil chagrin. | |
Iag Mort a pris ma bien-aimée. | |
La retrouver : voilà mon but ! » | |
Il réunit sans plus attendre | |
Les jeunes gens du voisinage : | |
« Venez ici, mes chers amis, | |
Venez, vous dont le sang bouillonne ! | |
Écoutez, les gars, en Komi, | |
Vivre est devenu trop néfaste. | |
Tous les jours vient à nos oreilles | |
Un cri plaintif : hélas ! hélas ! | |
Ce soir Raïda a disparu, | |
Demain, ce sera quelqu’un d’autre. | |
Iag Mort a pris la pauvre fille. | |
Qui donc ici ne le devine ? | |
Partons sans peur, mes chers amis, | |
Rechercher son habitation ! | |
Tels des faucons, volons ensemble, | |
Nous dont le cœur n’est pas de glace. | |
Dans quelque forêt inconnue, | |
Sa cabane est aménagée. | |
Si là-bas nous le rejoignons, | |
Pour sûr, nous en viendrons à bout. | |
Pour sûr, nous y verrons Raïda, | |
Si Iag Mort ne l’a dévorée. | |
Pour sûr, près de chez le dragon | |
Ne gît pas encor son cadavre. » | |
Les jeunes gens de s’enflammer. | |
Et tous levèrent la main droite : | |
« Nous partons avec toi, Tougan, | |
Sur les pas de l’affreux dragon ! | |
Longtemps nous vécûmes en lièvres, | |
Longtemps notre cœur fut clément. | |
À présent nous avons compris : | |
C’est un mauvais comportement. | |
À ton encontre, mon cher frère, | |
Personne n’a rien à redire. | |
Là où tu crois l’homme velu, | |
Emmène-nous sans plus attendre ! » | |
Tougan revit, finie sa peine, | |
Dans sa joie il n’en revient pas. | |
En partant, il compta ses hommes : | |
Ils étaient trente-six en tout. | |
Vite les garçons empoignèrent | |
Chez eux leurs armes pour la chasse : | |
Haches et lances, arc et flèches ; | |
Quelqu’un prit même un pieu pointu. | |
La troupe quitta le village, | |
Tougan en tête des garçons. | |
Où Iag Mort peut-il bien rôder ? | |
Où sont les traces de ses pas ? | |
D’un pas résolu ils marchèrent | |
De longs jours d’été dans les bois. | |
Tougan ne se reposait point, | |
Il n’oubliait pas sa Raïda. | |
« Je m’assiérai, répétait-il, | |
Lorsque j’aurai tué ce chien ! » | |
Un jour, dans la taïga, ils tombent | |
Sur un profond torrent de boue. | |
À côté, tel un grand fossé, | |
La piste foulée par Iag Mort. | |
Il ne s’est point mouillé les pieds, | |
N’est pas passé par l’eau boueuse. | |
« Vous voyez, frères, dit Tougan, | |
Qui a posé son pied ici. | |
Le pourchasser et le tuer, | |
C’est maintenant notre seul but. | |
Amis, ne craignez point la mort, | |
On ne peut trépasser deux fois. | |
Là, cachons-nous dans ce fourré, | |
Où le dragon n’est pas venu. » | |
Les gars à terre s’étendirent. | |
Autour, pas un son, pas un souffle. | |
Leur cœur se durcit comme pierre, | |
Nul d’entre eux n’était apeuré. | |
La forêt doucement bruissa, | |
Comme une vague sur la mer. | |
Après un temps on entendit | |
Le son d’un pas lourd approchant. | |
Un vol de corbeaux s’éleva, | |
Geignant très fort : croa ! croa ! | |
Perdrix, faisan de s’alarmer, | |
Tristes qu’ils étaient dans leur pré. | |
Parmi les gars couchés fila | |
Un renne blanc fou de frayeur. | |
Dans le torrent, des ours plongèrent, | |
Avant d’en ressortir d’un bond. | |
L’affreux dragon surgit du bois, | |
Revêtu de trois peaux d’élans. | |
Il allait son propre chemin, | |
Et dans sa main ne portait rien. | |
Les arcs bandés des jeunes gens | |
Sont avancés, prêts à tirer : | |
« Dussions-nous tous tomber ici, | |
Nous ne reculerons jamais ! » | |
« Visez la tête et la poitrine ! », | |
Leur ordonna l’ami Tougan. | |
Il se leva, l’homme velu, | |
Et les lorgna de ses yeux rouges. | |
Qu’est donc ceci qui vole et bruit, | |
Et fredonne tout doucement ? | |
Voici que sur Iag Mort se plantent, | |
En son flanc, trente et quelques flèches. | |
Sans doute pensa-t-il ceci : | |
« Le gros moustique que voilà ! » | |
Et sous la surprise, il resta | |
La bouche ouverte, comme un loup. | |
Alors il finit par comprendre | |
D’où tombait cette pluie de guêpes, | |
Et quelles gens hardies les bois | |
Cachaient au sein de leurs feuillages. | |
L’affreux dragon tapa du pied : | |
Un grand fossé se fit en terre. | |
Il déracina et saisit | |
Dans sa main tout un pin branchu. | |
Sur les gars komis dans les bois | |
Il se rua de but en blanc, | |
Faisant du pin des moulinets, | |
Si bien qu’on n’entend que : flap ! flap ! | |
La forêt tombe aux pieds du monstre, | |
Un fin sapin se lève et choit, | |
Un pin plus gros s’abat par terre, | |
Comme s’ils fussent balayés. | |
Derrière des arbres massifs, | |
Bien vite tous se dissimulent. | |
Par où aller, et comment faire : | |
Tougan toujours le leur indique. | |
Le dragon les poursuit sans trêve, | |
Mais il est trop fort pour passer. | |
La forêt se fait plus épaisse, | |
Devant Iag Mort ne s’abat plus. | |
Parmi les arbres si serrés | |
Il ne peut manœuvrer sa hache. | |
Alors les garçons l’encerclèrent. | |
Et un grand combat éclata. | |
Il crie et hurle, l’affreux monstre, | |
Il frappe et il cogne : pif ! paf ! | |
Il veut tuer, il veut ôter | |
La vie au peuple de Komi. | |
À sa rencontre, tel du crin, | |
Saillent des lances en grand nombre, | |
Piquant par devant, par derrière, | |
Blessant le poilu jusqu’à l’os. | |
Tougan par trois fois réussit | |
À tailler sa jambe à la hache : | |
« Voici quel présent je te fais, | |
Ô frère des démons cornus ! » | |
Les gars esquivent prestement | |
Le tronc branchu de l’homme hirsute, | |
Protégés par l’exiguïté, | |
Protégés par la forêt dense. | |
Jusques au soir ils se battirent. | |
Puis vint le coucher du soleil. | |
Iag Mort reçut en son œil droit | |
Un pieu pointu fait de bouleau. | |
De sa tête à ses pieds coula | |
Du sang tout du long de son corps. | |
Le dragon ne pouvait lutter | |
Encor longtemps face aux Komis. | |
Piquaient, taillaient lances et haches : | |
Ce n’était ni bon ni plaisant. | |
Toute puissance lui faillit, | |
Sa tête se mit à tourner. | |
À bout de souffle, à bout de force, | |
Son pied refusant d’avancer, | |
Il s’écroula dans les feuillages, | |
Pareil à un pin de haut fût. | |
Le dragon gît devant les gars, | |
Ne soufflant plus, ne bougeant plus. | |
Et ils lui tranchèrent la tête, | |
Pour qu’il ne se relève plus. | |
Ils enterrèrent le cadavre, | |
Et le couvrirent d’une pierre. | |
Le tertre et sa pierre là-bas | |
Du poilu firent un gros tas. | |
« Nous t’avons déniché, dragon ! | |
Dit Tougan d’une voix sévère. | |
À présent nous devons savoir | |
Où est Raïda la disparue. » | |
Les gars allèrent de l’avant, | |
Chacun vif, chacun astucieux. | |
Par les forêts ils n’eurent pas | |
À marcher et chercher longtemps. | |
Sur Raïda la belle ils tombèrent. | |
Iag Mort ne l’avait pas mangée. | |
Elle avait, dans une caverne, | |
Passé sept nuits et sept journées. | |
Tougan, voyant la disparue, | |
Fut pris d’une grande allégresse. | |
Il courut avec sa fiancée | |
Vers la maison, et en vitesse. | |
Ils eurent de joyeuses noces. | |
Après quoi tout fut pour le mieux. | |
Le grand gaillard eut pour épouse | |
La plus jolie femme komie. | |
Прансуз ногӧн гижис
Sébastien Cagnoli
Sébastien Cagnoli