KÖRT AÏKA
Jadis, au pays de Komi,
La forêt était infinie.
Nul ne l’avait encore coupée,
Ne l’avait battue de sa hache.
Le fleuve Ejva était profond,
Jamais son eau ne tarissait.
En été, le peuple komi
En obtenait force poissons.
Il faisait bon, par voie de barque,
Aller au loin, aller tout près.
Les gens vivaient en chantonnant
Sur tout l’Ejva, en haut, en bas.
« Bien que nous traversions des peines,
Nous savons les changer en joies ! »
Ainsi disaient-ils, mais bientôt
Le peuple eut sujet de pleurer.
On ne sait d’où, vint en Komi,
Tel un ours, un affreux sorcier,
Barbe fournie, œil scintillant,
Sorti, pour sûr, d’outre-océan.
Il vint par un jour de printemps
Avec lance, épée, hache aiguë.
Sur son dos, il portait sans peine
Un grand élan pris en forêt.
Il s’assit en haut de la rive,
Mangea cru l’élan à moitié ;
À mains nues brisa un grand pin,
Pour se tâter après manger.
Les rossignols du merisier
En chant plaintif se répandirent.
Le sorcier arbora les poings,
Puis il vociféra très fort :
« Moi, le devin forgé de fer,
Je ne crains nul homme qui vive !
Moi, Kört Aïka, je vais ici
Vivre sur ce haut monticule !
La belle étendue que voici
Me met de la joie dans le cœur.
Ici, bienheureux, je m’installe.
Pour les gens, pour sûr, c’est étroit ! »
Un pêcheur habitait tout près,
Dont les cheveux se hérissèrent.
Et il retint son jeu de vagues,
Le fleuve Ejva, le long du tertre.
Là s’est établi Kört Aïka,
Qui fait des fouilles dans sa terre,
Extrait quelque chose et le brûle,
Et forge avec de lourds marteaux :
Besognant dans des étincelles,
Il émit de fortes chaleurs.
Avec son fer et son acier,
Il fit une corde et un pieu.
« Allons donc, dit-il, mon cher pieu,
Tel le brochet, plonge outre-Ejva.
Après le pieu, ma corde, file,
Ainsi seras-tu attachée. »
Le pieu traversa prestement,
Nageant sans les mains, sans les pieds.
Sur l’Ejva se tendit la corde,
Son bout roulé autour du pieu.
Le pieu pointu se fiche en terre,
Tendant la corde et l’attachant.
Si quelqu’un vient d’en haut, d’en bas,
Pris dans les cordes, il tombera.
Des bateliers, sur ce barrage,
Ne purent aller de l’avant,
Ne pouvant monter sur la rive,
Ni en barque plonger sous l’eau.
Chacun regarde, abasourdi.
Nul ne comprend rien à l’affaire :
« Comment ce fil tressé de fer
S’est-il retrouvé sur l’Ejva ? »
Le sorcier parut sur la butte,
L’œil brillant tel celui du loup :
« Ici vous voyez mon endroit,
Bientôt vous connaîtrez l’envers !
Le pays komi et son peuple,
Je les tiendrai d’une main ferme.
Si je me fâche, alors l’Ejva
Je l’assécherai jusqu’au fond.
Moi, Kört Aïka, si je m’irrite,
Je mangerai les gens tout crus,
Les battrai vite avec le fer,
Et les broierai dans un mortier.
Que ceux qui veulent avancer
Me fassent don de poil de martre.
Allez, allez, ne dormez pas,
Posez-moi ça au pied du tertre ! »
Puis l’affreuse voix fit silence.
Les bateliers de s’étonner :
D’où a surgi pareil dragon ?
Qu’est-ce ? rêve ou réalité ?
L’un d’eux dit alors : « Mes chers frères,
Avec lui, point de bavardage.
Il faut donner ce qu’il demande,
Qu’il ne se fâche davantage. »
Puis un second prend la parole :
« N’épargnons point le poil de martre,
Je l’enfourne en son grand gosier,
Afin qu’il n’assèche l’Ejva. »
Un tiers marmonne dans sa barbe :
« C’est beaucoup trop, ce qu’il lui faut. »
Un quatrième observe et tremble,
Craignant d’être jeté à l’eau.
Derechef hurla Kört Aïka :
« Que vous endormez-vous là-bas ?
Si donc vous ne m’écoutez pas,
Je vais enrager sur-le-champ ! »
Les gens voient que si l’on ergote,
Le devin punira de mort.
Ils rassemblèrent à la hâte
Les fourrures de chaque barque.
Alors s’égaya le devin.
De l’offrande il fit la recette.
Puis la corde tressée de fer,
Il l’envoya couler au fond.
« À présent, pouffa Kört Aïka,
Avancez donc, garçons komis.
Puisque vous m’avez écouté,
Voici votre voie dégagée ! »
Tel le brochet filent les barques,
De là bien vite déguerpissent.
Les bateliers ont le cœur gros :
« Comment repasser par ici ? »
Le joyeux tertre en bord d’Ejva
Plaisait à cet affreux devin.
Il y bâtit une maison,
Plutôt que de partir au loin.
Tout le jour son fer fait fracas,
Sur le rivage il va et vient ;
Il s’amuse à noyer un homme
La tête en bas dedans le fleuve.
Il faisait un mal infini,
L’habitant de la haute butte.
Nul ne montrait de résistance :
Les Komis étaient terrifiés…
Un jour, Kört Aïka est assis,
Qui filtre le moût et qui chante.
Ainsi chantant, ainsi criant,
On l’entend jusqu’à sept cabanes .
L’Ejva scintillant tend l’oreille,
Son flot miroitant tristement.
Saule et bouleau, sous la douleur,
Tendaient leurs feuilles jusqu’à terre.
Le rossignol, son aile preste,
Loin, loin de là elle le porte :
« Puissé-je ne voir de mes yeux
Ce devin s’abreuver de sang. »
Même l’ours avait du chagrin,
Il court dans la forêt obscure,
Penchant la tête, à bout de souffle,
De crainte il laboure la terre.
« Ruisselle, ô moût, savoureux moût,
C’est de bon gré que je te parle !
Coule en la cuve vite-vite,
Tu finiras bière enivrante !
Au goût d’une bière enivrante,
Tout mon soûl je m’égaye et danse !
Ruisselle, coule, moût chéri,
Plus vite encor, je te l’ordonne !
Ainsi chantait l’affreux sorcier
Tout en filtrant là-bas son moût.
Il se réjouit : « J’ai à moi seul
Vaincu tout le peuple komi ! »
Ensuite il se tut quelque peu,
Fixe son regard sur l’Ejva.
« Ô quel prodige, et quel courage »,
Murmure sa bouche écumeuse.
De ses grands yeux, le devin voit
Quelqu’un remonter le rapide,
Sans aviron la barque avance,
S’en vient juste au pied de la butte.
La barque abrite, sur sa couche,
Tête chenue, un vieux grand-père.
Manteau d’ours, culotte en renard :
Ses vêtements sont bien taillés.
« Je te salue ! crie le grand-père.
Cœur à l’ouvrage , Kört Aïka !
Quand ton moût sera cuit à point,
Je te le prendrai tout entier ! »
Le bouilleur de moût se fâcha :
« Et pour qui donc te prends-tu, toi ?
Aux remous je te jetterai,
Et ce malgré ton beau renard ! »
Le vieillard dit, la barbe haute :
« Parle moins vite, mon bonhomme.
Mon nom, c’est Pama le Chenu.
J’ai ma maison au bord du Iem .
De devin plus puissant que moi,
Il n’en est pas né sur l’Ejva.
Mon art de la magie, mon gars,
Mon pauvre, tu ne le sais pas ! »
Kört Aïka de grincer des dents :
« Fusses-tu trois fois haut, Pama,
Sans m’offenser profondément,
Tu comptes vivre ici en paix !
Tu vois la corde en fil de fer ?
La voie de ta barque est fermée,
Ne te vante ni ne souris,
Te voici entravé, voleur ! »
Il quitta sa moelleuse couche,
Le vieillard, debout dans sa barque :
« Pour un tel langage, un autre homme
Serait envoyé au gibet !
À égal devin je ne touche,
Et ne me porte qu’en avant.
Tes obstacles, ce ne sont rien,
J’en ai rencontré de nombreux. »
Comme un cygne il dressa la tête,
Posa la main sur sa poitrine,
Visant, sifflant, il invoqua
Des nues le fils du vent du nord.
Vint un coup de vent fracassant,
Qui tomba sur le fleuve Ejva ;
Alentour se dressaient des vagues,
L’eau bouillonnait jusqu’à son fond.
À une vague, Pama dit :
« Je te quémande peu de chose.
Allons, ma vague impétueuse,
Fais-moi dépasser cette corde. »
Malgré la force de la corde,
La vague fit comme ordonné,
Porta la barque sur l’obstacle,
La mena doucement derrière.
Alors l’Ejva redevint calme.
Le devin du Iem exulta :
« Kört Aïka, ne cherche pas noise,
Car ce faisant tu rendrais l’âme !
Je suis beaucoup plus fort que toi,
Il convient de savoir cela.
De ton chaudron, si je le dis,
Le moût ne pourra plus sortir ! »
Étonné, Kört Aïka regarde :
De fait, le moût ne coule pas,
Pas plus que d’un chaudron fermé,
Combien qu’on s’acharne à pester.
L’œil brillant, le méchant sorcier
D’un sabre en fer cogna un arbre :
« Tu m’as exaspéré, Pama,
Je ne vais pas me laisser faire !
Si je ne te combats de suite,
Je serai la risée du lièvre.
Ainsi mon moût s’est arrêté :
Ainsi s’arrêtera ta barque ! »
Pama alla pour avancer :
Sa barque rua comme un âne.
Qu’est donc ceci ? Et quel ondin
Au fond du fleuve la retient ?
Le vieillard ne plaisantait pas,
Il gratta sa tête chenue :
« Il est donc si fort, Kört Aïka,
Que jusque-là va sa puissance. »
Les incantations des devins
Étaient loin d’être terminées :
Ni le moût de l’un ne ruisselle,
Ni ne part la barque de l’autre.
Kört Aïka se tient sur la butte,
Pama étendu dans sa barque.
Tous deux se disent à part soi :
« La discussion devient maligne. »
Le vieillard, au jour quatrième,
Se mit à souffler d’impatience :
« Mon gars, écoute, assez joué,
Je dois m’apprêter pour la route.
Même si, voleur, tu m’offenses,
Je ne pesterai contre toi.
Je te l’ordonne, ô moût sucré,
Comme devant coule à nouveau ! »
« Si tu le fais, crie le sorcier,
S’effacera notre querelle.
Que même ta barque légère
Aille gentiment de l’avant ! »
Le savoureux moût coule en cuve,
Glisse la barque à contre-Ejva.
Et les devins ne cherchent plus
À savoir qui était en faute…
Puis s’enorgueillit Kört Aïka :
« Moi ? son égal, à ce Pama !
Il a beau être très puissant,
Sa puissance m’importe peu.
Sa divination, avec moi,
Disons-le, n’a toujours pas pris.
Si je m’étais fâché moi-même,
Je lui aurais pris son renard ! »
Et le sorcier de s’égayer,
De boire sa bière enivrante ;
Il danse tout seul sur la butte.
Comme un ours il piétine et grogne.
Il danse, il danse, et va dormir.
À son réveil, il faut manger :
« Je vais chercher des aliments ;
Assez pataugé dans la boue. »
Il s’arme pour la forêt noire.
Il y capture élan et renne ;
Qu’un homme vienne à sa rencontre,
Il le piétine et il le tue.
Que dans un village il arrive,
Il y brûle la moindre ferme.
Nul résistant : à un devin,
Qui oserait chercher querelle ?
Et sur la butte il s’en revient,
Et boit de sa bière enivrante,
Et noie encor les bateliers
Qu’il surprend auprès de la corde…
Du peuple komi de l’Ejva,
La vie devint par trop étroite.
Porter le poids d’un joug pareil
À son cou n’est pas agréable.
Un jour les pauvrets, en cachette
Au bois obscur se réunirent :
Le barbu alla de l’avant,
L’imberbe resta en arrière.
Un certain temps ils conversèrent :
Comment s’affranchir du devin,
Où rechercher des jours heureux,
Par quel moyen y parvenir.
Puis tous ensemble ils s’écrièrent :
« Nul n’a su vaincre le devin !
Allons, prions, mes bien chers frères,
Frère Voïpel qui est aux cieux ! »
On fit au dieu grande oraison,
Des flots de larmes se répandent.
Voïpel, silencieux, se tient coi,
Bien qu’on le dise dieu komi.
Comme devant court Kört Aïka,
Écrasant tous ceux qu’il rencontre :
De son sabre il tranche les uns,
Dans les remous jette les autres.
Les gens disent : « Notre pays,
Voïpel l’a donné à ce chien. »
D’autres pensées ne se trouvaient
Qu’en tête de deux jeunes gars.
Le nom de l’un était Iz-Iour,
Le second s’appelait Ebös ,
Deux gaillards fringants et sans peur,
Non des lavarets à sang froid.
Sur l’oraison, pleins de courroux,
Ils firent signe de la main :
« Voïpel ne nous secourra point,
Cela se laisse deviner.
Si nous n’entreprenons nous-mêmes
D’anéantir l’affreux devin,
Ce n’est pas l’ordre de Voïpel
Qui fermera sa grande bouche.
Un loup, jamais on ne pourra
Le traiter comme un tendre frère.
Le mal n’entend pas les mots doux,
Le mal se détruit par le mal.
Partons après lui tous les deux,
Nous, les fils d’un chasseur komi.
Si notre force est inférieure,
Nous avons encor notre ruse. »
Les gens ont aiguisé leurs haches,
Ils n’ont pas peur, leur sang bouillonne.
En bord d’Ejva, par voie secrète,
Leur pied rapide les transporte.
La forêt du bord de la rive
Était par trop profonde et dense.
Afin de duper le devin,
Bien vite ils s’y dissimulèrent.
Cinq jours durant, Iz-Iour, Ebös
Y sont à l’affût tous les deux.
Au sixième, le joyeux tertre
Est envahi d’un grand vacarme.
Encor guilleret, Kört Aïka,
Se siffle sa bière enivrante.
Et il sautille et il chantonne,
La tête encore un peu grisée.
Il prit sa cuve de sept seaux
Et la vida légèrement.
De l’aube jusqu’après midi,
Il dansa autour vivement.
Puis il succomba sous l’ivresse,
Son sommeil le fit tomber là.
L’un de nos gars dit au second :
« À nous de jouer, à présent ! »
Quoique contrariés de quitter
Les arbres pour le découvert,
Rapidement ils s’approchèrent
De la cuve près du dormeur.
Haut ils brandirent leurs cognées,
Et bientôt retentit la coupe.
Les jeunes gens crient avec fougue :
« Voici qui met fin à ton chant ! »
Kört Aïka voulut faire un bond :
Mais ses deux pieds se détachèrent,
Son bras droit lui manque à moitié,
Il a un trou à la poitrine.
« Je n’ai pas fini, râla-t-il.
Je vais aveugler mes tueurs !
De toi, nuage, obscur nuage,
Je sollicite un vif éclair ! »
Les garçons levèrent la tête :
Dans le ciel se glisse un nuage,
Vient en tonnant, jette un éclair –
Le soleil, tristement, se cache.
Iz-Iour parla : « Jamais éclair
N’a encore consumé un homme ! »
Puis Ebös : « Allons, mon devin,
Va plutôt reposer en terre ! »
De nouveau ils jouent de la hache.
L’éclair cessa de clignoter,
Comme en l’absence de nuage ;
Fleuve, forêt – tout s’éclaira.
Kört Aïka gémit fortement :
« Je meurs ! Ma fin est arrivée !
Vous pouvez vous féliciter,
Votre fougue m’a dévoré. »
Le devin ferma ses grands yeux,
De son sein s’échappa son âme.
S’ils ne l’avaient assassiné,
Il battrait encor bien des gens.
Ainsi mourut l’affreux sorcier,
L’habitant du tertre d’Ejva.
Lors vécut le peuple komi
Dans la peur de l’obscurité.
Прансуз ногӧн гижис
Sébastien Cagnoli